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Roman

 

 

Les spectateurs devenaient plus nombreux de jour en jour. Le bonheur exquis que ressentait Baptiste face à un tel engouement pour son « œuvre » le rendait toujours plus imaginatif et cruel. Il réussit, un soir où là neige tombait drue, à coincer la petite Sandrine entre le mur et le portail. Elle revint le lendemain avec un bras en écharpe. Ce fut évidemment une humiliation de plus pour la fillette. Elle se demandait pourquoi personne ne l’aidait ; un bellâtre rustre et plein d’orgueil lui faisait des misères et aucun de ses camarades n’intervenait ?

Cette nuit, recroquevillée sous sa fine couverture qui laissait passer le froid, elle repensa à l’horrible passage quotidien du portail ; ses parents finirent par venir la chercher, alertés par sa blessure au bras. Evidemment, ce jour-là, le grand dadet de l’école supérieure voisine ne toucha pas au portail, bien trop occupé à rire aux éclats en voyant Sandrine. Elle était en train de rejoindre la pitoyable carriole de ses parents, les vêtements couverts de boue à cause de son passage forcé par le chemin de terre où elle s’était étalée de tout son long.

Un mardi, un beau jeune homme l’accosta. Il portait un ensemble coquet et très élégant surmonté d’une large veste noire. Il lui permit de passer devant Baptiste, totalement désarçonné, et de sortir de l’école sans dommage. L’inconnu la raccompagna chez elle et ce fut ainsi toute la semaine. Chaque soir, elle rentrait, dégoulinante de pluie mais souriante. Son nouvel ami la trouva même à son goût et, de sa voix séduisante, il lui dit qu’elle était « très jolie ».

Après un mois de loyaux services envers la jeune fille, Etienne de son prénom, estima qu’il était temps pour lui de mettre son plan à exécution (avec l’appui d’une de ses nouvelles connaissances...). Il décida donc de ne pas l’attendre devant le portail. La déception et l’angoisse gagnèrent Sandrine, s’en suivit la terreur de la honte quand elle aperçut Baptiste, prêt à agir, assis à côté des fameuses portes métalliques. Etienne apparut alors sur le trottoir d’en face. Il tendit chaleureusement la main vers sa protégée qui accourut immédiatement. Un sourire sournois et mauvais s’installa sur son doux visage de gentleman angélique mais Sandrine ne sembla pas le remarquer, trop heureuse d’avoir à nouveau échappé à « l’Humiliation ». Il l’entraîna à sa suite en jetant un regard en biais à un Baptiste ravi.

Loin du collège, Etienne s’arrêta dans une ruelle désaffectée. Là, quelques amis de Baptiste attendaient et celui-ci ne tarda pas à arriver. Sandrine ne savait que faire. Elle sentait le piège se refermer douloureusement sur elle comme un étau, mais ne pouvait croire à une telle trahison de la part de son sauveur ; il devait s’être trompé de route !

Les garçons riaient, marmonnaient des paroles incompréhensibles et rirent de plus belle en voyant le visage ruisselant de larmes de Sandrine.

Après plusieurs minutes de torture morale, le groupe se décida à agir. Ils la poussèrent, la frappèrent de tous côté tandis qu’elle hurlait et pleurait.

La fillette rentra en clopinant chez elle, toujours secouée de violents sanglots. « Petite idiote ». « Nabot inutile ». Les paroles de ses assaillants en tête, elle traversa l’entrée puis le couloir qui menait à sa chambre sans regarder ses parents circonspects. Elle claqua la porte et la ferma à double tour. Des images rouges et noires apparaissaient dans sa tête. Mais elle ne pleurait plus. La peur s’était transformée en rage. Et elle prendrait des mois, des années peut-être pour mettre au point sa vengeance au prix de sa propre existence.

 

Des années plus tard, Sandrine est devenue écrivaine. Une petite auteure de nouvelles ou romans noirs et tristes, bof, disons peu appréciés du public.

Un jour où elle se balade en ville, tête baissée sur ses chaussures, l’air abattu, les gens la regardent de travers, surpris par tant de morosité. Elle s’en fiche. Elle avance. Il le faut. Toujours droit de devant. Elle croise sans le voir un bel homme à forte carrure qui court vers elle-ne-sait-où. Il lui effleure l’épaule par mégarde, leurs yeux se rencontrent, il murmure un léger « désolé » et reprend son chemin. Sandrine, elle, reste figée sur place. Durant plus de dix années, elle a ruminé sa rage, échafaudé des plans sur MARS pour assouvir sa vengeance destructrice. Et il était là. Etienne. Son amour perdu. Son amour détruit à jamais. Sa dignité disparue il y a DIX ANS.

Chamboulée, elle rentre chez elle, courant presque. Elle l’a revu. Oh oui, elle l’a revu ! Et ? Il a osé revenir dans sa vie et ne pas la reconnaître ?! Comment ?... Comment ?!

Trois nuits blanches après, elle quitte enfin son logis. Décidée à affronter ses démons, ce démon qui l’a tuée de l’intérieur. Pendant près de deux heures, elle reste plantée comme un piqué au milieu de trottoir. La populace afflue alentour, elle, statufiée, attend. Elle voit alors, le suit, et suit toute la sainte journée ; son but ? Découvrir où il va, ce qu’il fait, qui il est devenu. Connaître son ennemi,... avant d’attaquer... et de.

Petit à petit, elle apprend qu’il travaille dans une petite entreprise de maintenance. Petit cadre. Petit boulot. Tout est petit. Pas lui. Lui il est grand, beau et fort. Comme à l’époque. En mieux.

Jeudi. Elle ose lui parler. « Excusez-moi ? » Sa voix tremble un peu mais, vite ! Elle se ressaisit. « Je suis à la recherche d’un emploi. » « Bien sûr, venez dans mon bureau » Il dit. Il ne sent pas l’étau se refermer inévitablement sur lui. Elle entend les voix, les mots, les insultes, se souvient des couleurs.

Lundi. Elle est vêtue d’une horrible tenue bleue. Elle s’en fiche. Elle avance. Il le faut. Elle se dirige vers son destin ; son futur ; son présent.

Mardi.

Mercredi.

Jeudi. Une semaine. Ça fait une semaine. La machine est en marche et rien ne l’arrêtera. Il paiera. Il paie. La tête dans des papiers. Elle le voit à travers les vitres de son bureau. Il ne la voit pas. Lui. Son plan est prêt. Il est parfait. Elle le SAIT ; elle le SENT.

Dans son sac à main : des bâtons ; bâton de rouge à lèvre goût cerise, bâton d’allumette, bâton de dynamite. Tous des bâtons, pas la même utilisation. Le même but. Un pour séduire, l’autre pour brûler, le dernier pour exploser. Séduire. Brûler. Exploser. La mise à mort au travail. Voilà. C’est cela qu’elle veut.

Déclic. Elle se dirige lestement vers la salle de repos. Se refait une beauté ; séduire. Craque une allumette ; brûler. Contemple la dynamite ; exploser.

La machine est en marche. Bruits et bruitages construisent le calvaire.

Elle frappe à la porte vitrée. « Entrez ». Les yeux rivés sur ses papiers, il ne la voit pas. Elle souhaite hurler. Se retient. « Excusez-moi ».

Regards.

« Oui ? »

Elle est belle. Il est beau.

Elle s’avance, se penche doucement, approche ses lèvres cerises, plonge une main dans sa poche, effleure l’allumette, approche encore. Surpris. Mâle. Il approche, sourit, accepte ces fruits rouges. Lèvres de rencontre. Roses, rouges.

Contact charnel apprécié. 5. 4. 3. 2. 1.

Elle se détache, s’éloigne, sourit. Regard-déclic. Il reconnaît sa martyre. Se souvient, redoute.

Boom. 

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